Une œuvre prospective
Eve Pietruschi prélève au moyen du médium photographique des pans d’urbanité ou de ruralité laissés à l’abandon : des serres oubliées, des usines et des hangars désaffectés, des paysages négligés voire désertés. S’inscrivant dans la lignée d’une photographie axée sur la neutralité topographique telle qu’a pu la développer Bernd et Hilla Becher, Jean-Marc Bustamante ou encore Ed Ruscha, Eve Pietruschi arpente les rues ou plutôt les sentiers à la recherche de territoires en friche qu’ils soient naturels, agricoles ou industriels. La prospection et la marche conditionnent sa démarche. Où est l’homme dans tout cela ? Nulle part, serait-on tenté de penser si ce n’est dans la trace de ses activités. Ce qui nous est donné à voir, c’est bien un regard, le regard que porte l’artiste sur l’espace qu’elle investit à un moment donné. Les Relevés de paysages témoignent d’une temporalité humaine. Ils parlent de quelque chose qui est de l’ordre du souvenir, du ressenti, bien plus que de la description. Les clichés se réfèrent à des images de son passé, au hangar dans lequel elle jouait petite et où elle possède aujourd’hui son atelier, aux bâtiments qu’a construit son grand-père, maçon, à l’arrière-pays niçois qu’elle aime arpenter, à ses séjours (à Barjols, Avignon, Paris, Orange, Dublin, Salzbourg…) sans que jamais l’on ne puisse les identifier. Ils ne sont que le point de départ d’un travail graphique. Les Relevés de paysages constitue un répertoire formel, une sorte de base de données documentaires qui est constamment reconfigurée et redéployée. Cependant, les photographies de paysages structurent l’ensemble de sa démarche au-delà des motifs qu’elles lui procurent. La formation d’espaces, la composition, la recherche de lumière sont au centre de ses préoccupations tout comme les concepts de perception, de temps, de mémoire et de territoire.
Dès ses premiers dessins, Eve Pietruschi analyse les rapports qu’entretiennent l’architecture et le paysage. L’ordonnance des pleins et des vides, le détachement de la forme sur le fond, les relations entre zones fluctuantes et structurées, articulent son travail. La figure archétypale de la maison ou plutôt sa toiture y est récurrente. Elle se détache de la ligne d’horizon et s’oppose aux turbulences du ciel, aux tâches, aux gribouillis. Diverses techniques expérimentent ces tensions. L’aquarelle confère au dessin la douceur d’un souvenir dilué en opposition à la dureté de l’aérosol. Le fusain et les solvants donnent naissance à des effets vaporeux d’une extraordinaire variété. D’autres fois, ce sont des aplats ou des réserves qui côtoient des architectures. La composition est toujours structurée, le cadrage réfléchit, la photographie sous-jacente allusive. Dans la série Espace observé (2009), la photographie se dissout sous l’application de solvants. Brossée, balayée, puis scannée pour être réimprimée sur du papier photo à gros grain, l’image est ensuite retravaillée quand d’autres usent de l’oblitération ou du report photographique (transfert d’encre sur papier, verre ou aluminium). Une part d’imprévisibilité, et donc de risque, liée à la technique crée une tension quasi-dramatique. La ligne devient repère, démarcation ou limite ; le geste, trace ou mémoire. Ici, une perspective atmosphérique donne une impression de profondeur. Là, l’espace se construit autour d’un déploiement de formes angulaires ou d’une confrontation de techniques [Splatch (2007)]. Là encore, ce sont l’établissement d’une ligne d’horizon ou de fuyantes qui structurent géométriquement l’espace.
D’emblée, les propriétés volumétriques du dessin sont explorées par un travail de découpe, de collage ou de pliage [Partition (2009), [Façades (2008)]. Conjointement, des éléments en bois ou en carton sont projetés dans l’espace réel [Plate forme (2007)]. L’ambiguïté entre surface et espace devient si prégnante qu’il nous est difficile de définir ce qui est de l’ordre du dessin, du bas-relief et de la sculpture. Malgré ce qu’il y paraît, Eve Pietruschi pratique un dessin peu conventionnel, en en forgeant sa propre définition. Elle nous fait appréhender de manière très naturelle des structures tridimensionnelles comme des dessins et inversement, des dessins comme des volumes. Tout un réseau de lignes, de couleurs et de formes guide notre regard jusqu’à nous englober dans les environnements graphiques qu’il crée. Et, ce n’est que dans la confrontation, la mise en espace, que ce travail prend tout son sens. Ici, on repère des strates géologiques, des territoires délimités, des plaques tectoniques, là, des formes architecturales et géométriques, des repères orange fluo de chantier, plus loin, des montagnes, des lignes de force, des tourbillons ou autres formes imprécises. Jetées çà et là dans une logique qui nous échappe, les œuvres d’Eve Pietruschi, telles des notes lâchées sur une partition, établissent entre elles des correspondances. Les dessins relevant d’une cartographie imaginaire [Mémoire (2007)] trouvent leur pendant dans les relevés tridimensionnels, sortes de maquettes topographiques [Des projets aux souvenirs, de la mémoire à l’observation (2007)] avant de rejoindre les nuées [Constellation (2008), Suite de mémoire (2008)].
Loin d’être linéaire ou hiérarchisée, l’œuvre d’Eve Pietruschi revient régulièrement sur ses propres pas, si bien qu’on ne peut définir les étapes de son travail. Chaque nouvelle phase intègre la précédente et contient en latence une part de la suivante. Composée d’une série de trois tables déstructurées, l’installation Process (2009), réalisée en collaboration avec la designer Camille Lafranchi, fait référence à son mode de travail où différentes pistes sont explorées simultanément sur des modules disposés dans son atelier. A l’origine des projets : des croquis, des dessins, des photographies ou des chutes (d’œuvres antérieures ou celles récupérées dans l’atelier d’encadrement où elle travaille[1]) fonctionnent comme autant de plates-formes expérimentales dans lesquelles l’artiste vient piocher. D’abord, le temps de la prospection (la redécouverte d’un paysage, d’une forme, d’un objet ou d’un matériau), puis de l’expérimentation. A partir d’un même thème et vocabulaire, l’artiste collecte, regroupe, « projet-te » pour mieux défaire, remettre en question. Cette dialectique de la déconstruction participe d’un art du « remake » sans que rien ne le laisse paraître. Résidus et matériaux nobles ne forment qu’un. La délicatesse et la légèreté du rendu confère aux dessins une rareté et une préciosité intimes. Il laisse transparaître un travail gestationnel, une maîtrise et une méticulosité technique faites d’une succession de manipulations souvent agressives et pourtant douces au regard. De cette rumination critique et constructive naît une véritable mnémonique. A l’image de celles de Tatiana Trouvé, les œuvres d’Eve Pietruschi ne servent pas une fonction, si ce n’est celle poétique et contemplative. Résidu d’une action, relique d’une chose passée, ses installations s’apparentent à un décor de théâtre dont les scènes auraient échappé à notre vue. Faites de la collision de formes et de motifs sans cesse réempruntés, réutilisés, elles restituent quelque chose d’évanescent. Eidétiques, elles ne nous disent pas le monde, elles le suggèrent. Les aquarelles, les pulvérisations d’aérosol ou encore les nuées au fusain évoquent les perspectives atmosphériques de Turner quand les vibrations chromatiques autour de l’axe horizontal convoquent Rothko. Faites de chutes de matériaux sublimées, d’architectures et de paysages délaissés, ces œuvres usent de la puissance évocatrice du souvenir. Elles éveillent des pensées oubliées. Les fonds balayés et lumineux, les effacements de matière et les sfumatos renvoient à une disparition vibrante ou plutôt à une résurgence nostalgique. Comme altérées par le temps qui passe, ces œuvres parlent du caractère impalpable du souvenir, comme si ce qui était donné à voir n’était plus que la trace de leur passage. Basées sur l’intériorité et la répétition, les œuvres d’Eve Pietruschi font appel à des paysages mémorisés subissant de continuelles métaphores imposées par le temps. Le souvenir d’un lieu, d’une forme, d’une tonalité, d’une atmosphère, d’un sentiment nous revient par bribes.
Rébecca François
[1] Le travail en atelier conditionne sa démarche tout autant que la réalisation quotidienne d’encadrements. Cette pratique fait ressortir son intérêt pour les matériaux nobles, le papier, le verre, la découpe et les chutes.
Eve Pietruschi prélève au moyen du médium photographique des pans d’urbanité ou de ruralité laissés à l’abandon : des serres oubliées, des usines et des hangars désaffectés, des paysages négligés voire désertés. S’inscrivant dans la lignée d’une photographie axée sur la neutralité topographique telle qu’a pu la développer Bernd et Hilla Becher, Jean-Marc Bustamante ou encore Ed Ruscha, Eve Pietruschi arpente les rues ou plutôt les sentiers à la recherche de territoires en friche qu’ils soient naturels, agricoles ou industriels. La prospection et la marche conditionnent sa démarche. Où est l’homme dans tout cela ? Nulle part, serait-on tenté de penser si ce n’est dans la trace de ses activités. Ce qui nous est donné à voir, c’est bien un regard, le regard que porte l’artiste sur l’espace qu’elle investit à un moment donné. Les Relevés de paysages témoignent d’une temporalité humaine. Ils parlent de quelque chose qui est de l’ordre du souvenir, du ressenti, bien plus que de la description. Les clichés se réfèrent à des images de son passé, au hangar dans lequel elle jouait petite et où elle possède aujourd’hui son atelier, aux bâtiments qu’a construit son grand-père, maçon, à l’arrière-pays niçois qu’elle aime arpenter, à ses séjours (à Barjols, Avignon, Paris, Orange, Dublin, Salzbourg…) sans que jamais l’on ne puisse les identifier. Ils ne sont que le point de départ d’un travail graphique. Les Relevés de paysages constitue un répertoire formel, une sorte de base de données documentaires qui est constamment reconfigurée et redéployée. Cependant, les photographies de paysages structurent l’ensemble de sa démarche au-delà des motifs qu’elles lui procurent. La formation d’espaces, la composition, la recherche de lumière sont au centre de ses préoccupations tout comme les concepts de perception, de temps, de mémoire et de territoire.
Dès ses premiers dessins, Eve Pietruschi analyse les rapports qu’entretiennent l’architecture et le paysage. L’ordonnance des pleins et des vides, le détachement de la forme sur le fond, les relations entre zones fluctuantes et structurées, articulent son travail. La figure archétypale de la maison ou plutôt sa toiture y est récurrente. Elle se détache de la ligne d’horizon et s’oppose aux turbulences du ciel, aux tâches, aux gribouillis. Diverses techniques expérimentent ces tensions. L’aquarelle confère au dessin la douceur d’un souvenir dilué en opposition à la dureté de l’aérosol. Le fusain et les solvants donnent naissance à des effets vaporeux d’une extraordinaire variété. D’autres fois, ce sont des aplats ou des réserves qui côtoient des architectures. La composition est toujours structurée, le cadrage réfléchit, la photographie sous-jacente allusive. Dans la série Espace observé (2009), la photographie se dissout sous l’application de solvants. Brossée, balayée, puis scannée pour être réimprimée sur du papier photo à gros grain, l’image est ensuite retravaillée quand d’autres usent de l’oblitération ou du report photographique (transfert d’encre sur papier, verre ou aluminium). Une part d’imprévisibilité, et donc de risque, liée à la technique crée une tension quasi-dramatique. La ligne devient repère, démarcation ou limite ; le geste, trace ou mémoire. Ici, une perspective atmosphérique donne une impression de profondeur. Là, l’espace se construit autour d’un déploiement de formes angulaires ou d’une confrontation de techniques [Splatch (2007)]. Là encore, ce sont l’établissement d’une ligne d’horizon ou de fuyantes qui structurent géométriquement l’espace.
D’emblée, les propriétés volumétriques du dessin sont explorées par un travail de découpe, de collage ou de pliage [Partition (2009), [Façades (2008)]. Conjointement, des éléments en bois ou en carton sont projetés dans l’espace réel [Plate forme (2007)]. L’ambiguïté entre surface et espace devient si prégnante qu’il nous est difficile de définir ce qui est de l’ordre du dessin, du bas-relief et de la sculpture. Malgré ce qu’il y paraît, Eve Pietruschi pratique un dessin peu conventionnel, en en forgeant sa propre définition. Elle nous fait appréhender de manière très naturelle des structures tridimensionnelles comme des dessins et inversement, des dessins comme des volumes. Tout un réseau de lignes, de couleurs et de formes guide notre regard jusqu’à nous englober dans les environnements graphiques qu’il crée. Et, ce n’est que dans la confrontation, la mise en espace, que ce travail prend tout son sens. Ici, on repère des strates géologiques, des territoires délimités, des plaques tectoniques, là, des formes architecturales et géométriques, des repères orange fluo de chantier, plus loin, des montagnes, des lignes de force, des tourbillons ou autres formes imprécises. Jetées çà et là dans une logique qui nous échappe, les œuvres d’Eve Pietruschi, telles des notes lâchées sur une partition, établissent entre elles des correspondances. Les dessins relevant d’une cartographie imaginaire [Mémoire (2007)] trouvent leur pendant dans les relevés tridimensionnels, sortes de maquettes topographiques [Des projets aux souvenirs, de la mémoire à l’observation (2007)] avant de rejoindre les nuées [Constellation (2008), Suite de mémoire (2008)].
Loin d’être linéaire ou hiérarchisée, l’œuvre d’Eve Pietruschi revient régulièrement sur ses propres pas, si bien qu’on ne peut définir les étapes de son travail. Chaque nouvelle phase intègre la précédente et contient en latence une part de la suivante. Composée d’une série de trois tables déstructurées, l’installation Process (2009), réalisée en collaboration avec la designer Camille Lafranchi, fait référence à son mode de travail où différentes pistes sont explorées simultanément sur des modules disposés dans son atelier. A l’origine des projets : des croquis, des dessins, des photographies ou des chutes (d’œuvres antérieures ou celles récupérées dans l’atelier d’encadrement où elle travaille[1]) fonctionnent comme autant de plates-formes expérimentales dans lesquelles l’artiste vient piocher. D’abord, le temps de la prospection (la redécouverte d’un paysage, d’une forme, d’un objet ou d’un matériau), puis de l’expérimentation. A partir d’un même thème et vocabulaire, l’artiste collecte, regroupe, « projet-te » pour mieux défaire, remettre en question. Cette dialectique de la déconstruction participe d’un art du « remake » sans que rien ne le laisse paraître. Résidus et matériaux nobles ne forment qu’un. La délicatesse et la légèreté du rendu confère aux dessins une rareté et une préciosité intimes. Il laisse transparaître un travail gestationnel, une maîtrise et une méticulosité technique faites d’une succession de manipulations souvent agressives et pourtant douces au regard. De cette rumination critique et constructive naît une véritable mnémonique. A l’image de celles de Tatiana Trouvé, les œuvres d’Eve Pietruschi ne servent pas une fonction, si ce n’est celle poétique et contemplative. Résidu d’une action, relique d’une chose passée, ses installations s’apparentent à un décor de théâtre dont les scènes auraient échappé à notre vue. Faites de la collision de formes et de motifs sans cesse réempruntés, réutilisés, elles restituent quelque chose d’évanescent. Eidétiques, elles ne nous disent pas le monde, elles le suggèrent. Les aquarelles, les pulvérisations d’aérosol ou encore les nuées au fusain évoquent les perspectives atmosphériques de Turner quand les vibrations chromatiques autour de l’axe horizontal convoquent Rothko. Faites de chutes de matériaux sublimées, d’architectures et de paysages délaissés, ces œuvres usent de la puissance évocatrice du souvenir. Elles éveillent des pensées oubliées. Les fonds balayés et lumineux, les effacements de matière et les sfumatos renvoient à une disparition vibrante ou plutôt à une résurgence nostalgique. Comme altérées par le temps qui passe, ces œuvres parlent du caractère impalpable du souvenir, comme si ce qui était donné à voir n’était plus que la trace de leur passage. Basées sur l’intériorité et la répétition, les œuvres d’Eve Pietruschi font appel à des paysages mémorisés subissant de continuelles métaphores imposées par le temps. Le souvenir d’un lieu, d’une forme, d’une tonalité, d’une atmosphère, d’un sentiment nous revient par bribes.
Rébecca François
[1] Le travail en atelier conditionne sa démarche tout autant que la réalisation quotidienne d’encadrements. Cette pratique fait ressortir son intérêt pour les matériaux nobles, le papier, le verre, la découpe et les chutes.