Le pas d’Eve Pietruschi
Eve Pietruschi est une artiste en mouvement, dans un mouvement presque oxymore, qui n’appartient qu’a elle.
Dès la première rencontre avec Eve, on est marqué par le rythme particulier qu’elle imprime à ses actes, à ses échanges, à ses œuvres aussi, qui se font si finement l’écho de sa musique intérieure.
Eve avance, crée, agit, regarde le monde pleinement, avec une intensité calme, faite de contrastes, de temps, d’accélérations et de mises en suspens.
L’artiste est à la fois ancrée et légère, à la fois fluide et stable, terre et ciel. Elle imprime son pas sur le sol meuble du chemin qu’elle dessine en avançant, démiurge de son propre paysage, de sa propre nature, elle avance sans précipitations, mais aussi sans détours. Elle prend son temps, au sens premier du fait.
A la Villa Cameline, avec l’exposition «...pour effacer leurs pas... », Eve Pietruschi donne le ton, ouvre la marche et nous invite à la suivre à travers une suite de paysages. Ses installations qu’elle nomme « Voyages Immobiles » sont autant de points de vues, de perspectives, de panoramas que l’artiste nous offre sur son monde, sur le monde.
Je ne parlerais d’ailleurs pas ici de scénographie mais plutôt d’une topographie artistique. Les œuvres sont installées avec une évidence naturelle, comme des îlots, des sentiers, des clairières, des rivières, des forêts. On entre dans l’exposition comme on s’engage sur un chemin de nature. On appréhende l’espace par la marche et les œuvres-parois, les œuvres-rochers, les œuvres- arbres, les œuvres-plantes s’inscrivent dans notre corps, pas à pas, comme on se frotte à un paysage. Et dans cette marche le temps ralentit, la respiration s’amplifie et l’esprit s’ouvre.
On respire, on s’allège, on redevient disponible à la réflexion, à la pensée.
On s’arrête même pour écouter, entendre, les pensées des autres en tournant leurs pages. Car Eve s’est entourée dans cette marche de ceux qu’elle aime, de ceux qui nourrissent ses réflexions, son paysage mental.
On repense alors aux voyages du jeune Rousseau à pied, à la promenade de Kant dans les jardins de Königsberg, aux marches quotidiennes de Nietzsche dans les montagnes de l’Engadine ou à Eze, celles de Thoreau en forêt. Mais aussi à la lerá Odós, voie sacrée de la Grèce Antique et bien sûr à la promenade du philosophe à Kyoto.
L’artiste nous intime d’être attentifs, d’investir notre regard, mettre nos pas en perspective. Car l’exposition est comme un voyage réflexif, un chemin vers le monde des Idées. La marche dans sa réalité physique est ici la métaphore du cheminement de la Pensée. On avance en observant les modèles, en malaxant les textes et les mots. On observe les œuvres délicates qui sont autant de créations issues de cette matière première, autant de formes plastiques d’une grande beauté et d’une grande poésie, qui veulent dire ce cheminement, montrent les formes premières et les magnifient.
L’exposition ne se déploie pourtant pas en pleine nature mais dans une hétérotopie foucaldienne s’il en est : entre les murs griffés par le temps de la Villa Cameline ; ses fenêtres, son escalier, ses pièces en enfilade, toutes portant les traces d’un passé de strates, d’entailles et de lézardes.
Et c’est bien là toute la force de la proposition de l’artiste : nous offrir une marche naturaliste et philosophique entre les murs d’une Villa Belle Époque figée dans un autre temps. Il me faut citer ici Bachelard, lui-même citant Léonard de Vinci, dans sa Poétique de l’espace « il conseillait aux peintres en déficit d’inspiration devant la nature, de regarder d’un œil rêveur les fissures d’un vieux mur ! »1
Et le Tao fait écho au propos de l’artiste :
Le lourd est la racine du léger.
L’immobile est la source de tout mouvement.
Ainsi le Maître voyage tout le jour sans quitter sa demeure.
Aussi splendides soient les vues,
il reste sereinement en lui-même.
Pourquoi le seigneur du pays
devrait-il aller et venir comme un fou ? Si tu te laisses ballotter de-ci de-là,
tu perds le contact avec la source.
Si tu laisses l’agitation te gouverner, tu perds le contact avec qui tu es.2
Car « Celui qui sait marcher (dans le Tao) ne laisse pas de traces »3
Avec « ...pour effacer leurs pas... », l’artiste creuse des méandres topographiques et philosophiques, à mains nues, dans la terre-mère, fondement de toutes choses, terreau de notre condition humaine.
A partir de rêveries, de parfums, de sensations premières, ancestrales, Eve Pietruschi imprime son chemin, de relevés en prélèvements, de l’infime à l’universel.
Elle pourrait faire sienne la voix d’André Breton : « J’ai des mains pour te cueillir, thym minuscule de mes rêves, romarin de mon extrême pâleur. »4
Car l’artiste pousse un peu plus loin encore les bords de l’univers qu’elle nous invite à parcourir avec elle. La poésie du souvenir, la lenteur d’un souffle, le temps suspendu sont autant de nuances intimes, de fragments opalins, dont la fugacité, la fragilité tissent un branchage aérien, une canopée sensible au-dessus de nos têtes.
L’artiste, suivant sa route, a rejoint Bachelard aux rivages de l’immensité intime. En arpentant les sentes des créations d’Eve on perçoit, comme le philosophe, que « L’immensité est en nous. (...) Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. »5
Nul besoin de partir rechercher loin de soi la vérité, ou plutôt si : aller chercher hors de soi la Vérité, mais c’est dans notre paysage intime, sensible que cette vérité prend racine, corps et fait monde - le monde de notre pensée libre.
Nietzsche a écrit « On voit à la démarche de chacun s'il a trouvé sa route. L'homme qui s'approche du but ne marche plus, il danse. ». Eve Pietruschi nous invite à danser.
Isabelle Pellegrini - avril 2018 - Circa 6
Texte pour l' exposition ...pour effacer leurs pas... Villa Cameline- Maison abandonnée, Nice
Publié http://pointcontemporain.com/eve-pietruschi-pour-effacer-leurs-pas-maison-abandonnee-villa-cameline-nice
1 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Coll. Quadrige, éd. PUF 2012, p. 136
2 Chapitre 26 du Tao Te King - Lao Tseu, traduction de Stephen Mitchell 1988, Synchronique Editions 20083 Chapitre 27 du Tao Te King – Lao Tseu, op. cit.
4 André Breton, Le révolver aux cheveux blancs, éd. Des Cahiers Libres, 1932, p.122
5 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit. p. 169
6 https://www.facebook.com/isabellepellegrinicirca/
Eve Pietruschi est une artiste en mouvement, dans un mouvement presque oxymore, qui n’appartient qu’a elle.
Dès la première rencontre avec Eve, on est marqué par le rythme particulier qu’elle imprime à ses actes, à ses échanges, à ses œuvres aussi, qui se font si finement l’écho de sa musique intérieure.
Eve avance, crée, agit, regarde le monde pleinement, avec une intensité calme, faite de contrastes, de temps, d’accélérations et de mises en suspens.
L’artiste est à la fois ancrée et légère, à la fois fluide et stable, terre et ciel. Elle imprime son pas sur le sol meuble du chemin qu’elle dessine en avançant, démiurge de son propre paysage, de sa propre nature, elle avance sans précipitations, mais aussi sans détours. Elle prend son temps, au sens premier du fait.
A la Villa Cameline, avec l’exposition «...pour effacer leurs pas... », Eve Pietruschi donne le ton, ouvre la marche et nous invite à la suivre à travers une suite de paysages. Ses installations qu’elle nomme « Voyages Immobiles » sont autant de points de vues, de perspectives, de panoramas que l’artiste nous offre sur son monde, sur le monde.
Je ne parlerais d’ailleurs pas ici de scénographie mais plutôt d’une topographie artistique. Les œuvres sont installées avec une évidence naturelle, comme des îlots, des sentiers, des clairières, des rivières, des forêts. On entre dans l’exposition comme on s’engage sur un chemin de nature. On appréhende l’espace par la marche et les œuvres-parois, les œuvres-rochers, les œuvres- arbres, les œuvres-plantes s’inscrivent dans notre corps, pas à pas, comme on se frotte à un paysage. Et dans cette marche le temps ralentit, la respiration s’amplifie et l’esprit s’ouvre.
On respire, on s’allège, on redevient disponible à la réflexion, à la pensée.
On s’arrête même pour écouter, entendre, les pensées des autres en tournant leurs pages. Car Eve s’est entourée dans cette marche de ceux qu’elle aime, de ceux qui nourrissent ses réflexions, son paysage mental.
On repense alors aux voyages du jeune Rousseau à pied, à la promenade de Kant dans les jardins de Königsberg, aux marches quotidiennes de Nietzsche dans les montagnes de l’Engadine ou à Eze, celles de Thoreau en forêt. Mais aussi à la lerá Odós, voie sacrée de la Grèce Antique et bien sûr à la promenade du philosophe à Kyoto.
L’artiste nous intime d’être attentifs, d’investir notre regard, mettre nos pas en perspective. Car l’exposition est comme un voyage réflexif, un chemin vers le monde des Idées. La marche dans sa réalité physique est ici la métaphore du cheminement de la Pensée. On avance en observant les modèles, en malaxant les textes et les mots. On observe les œuvres délicates qui sont autant de créations issues de cette matière première, autant de formes plastiques d’une grande beauté et d’une grande poésie, qui veulent dire ce cheminement, montrent les formes premières et les magnifient.
L’exposition ne se déploie pourtant pas en pleine nature mais dans une hétérotopie foucaldienne s’il en est : entre les murs griffés par le temps de la Villa Cameline ; ses fenêtres, son escalier, ses pièces en enfilade, toutes portant les traces d’un passé de strates, d’entailles et de lézardes.
Et c’est bien là toute la force de la proposition de l’artiste : nous offrir une marche naturaliste et philosophique entre les murs d’une Villa Belle Époque figée dans un autre temps. Il me faut citer ici Bachelard, lui-même citant Léonard de Vinci, dans sa Poétique de l’espace « il conseillait aux peintres en déficit d’inspiration devant la nature, de regarder d’un œil rêveur les fissures d’un vieux mur ! »1
Et le Tao fait écho au propos de l’artiste :
Le lourd est la racine du léger.
L’immobile est la source de tout mouvement.
Ainsi le Maître voyage tout le jour sans quitter sa demeure.
Aussi splendides soient les vues,
il reste sereinement en lui-même.
Pourquoi le seigneur du pays
devrait-il aller et venir comme un fou ? Si tu te laisses ballotter de-ci de-là,
tu perds le contact avec la source.
Si tu laisses l’agitation te gouverner, tu perds le contact avec qui tu es.2
Car « Celui qui sait marcher (dans le Tao) ne laisse pas de traces »3
Avec « ...pour effacer leurs pas... », l’artiste creuse des méandres topographiques et philosophiques, à mains nues, dans la terre-mère, fondement de toutes choses, terreau de notre condition humaine.
A partir de rêveries, de parfums, de sensations premières, ancestrales, Eve Pietruschi imprime son chemin, de relevés en prélèvements, de l’infime à l’universel.
Elle pourrait faire sienne la voix d’André Breton : « J’ai des mains pour te cueillir, thym minuscule de mes rêves, romarin de mon extrême pâleur. »4
Car l’artiste pousse un peu plus loin encore les bords de l’univers qu’elle nous invite à parcourir avec elle. La poésie du souvenir, la lenteur d’un souffle, le temps suspendu sont autant de nuances intimes, de fragments opalins, dont la fugacité, la fragilité tissent un branchage aérien, une canopée sensible au-dessus de nos têtes.
L’artiste, suivant sa route, a rejoint Bachelard aux rivages de l’immensité intime. En arpentant les sentes des créations d’Eve on perçoit, comme le philosophe, que « L’immensité est en nous. (...) Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. »5
Nul besoin de partir rechercher loin de soi la vérité, ou plutôt si : aller chercher hors de soi la Vérité, mais c’est dans notre paysage intime, sensible que cette vérité prend racine, corps et fait monde - le monde de notre pensée libre.
Nietzsche a écrit « On voit à la démarche de chacun s'il a trouvé sa route. L'homme qui s'approche du but ne marche plus, il danse. ». Eve Pietruschi nous invite à danser.
Isabelle Pellegrini - avril 2018 - Circa 6
Texte pour l' exposition ...pour effacer leurs pas... Villa Cameline- Maison abandonnée, Nice
Publié http://pointcontemporain.com/eve-pietruschi-pour-effacer-leurs-pas-maison-abandonnee-villa-cameline-nice
1 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Coll. Quadrige, éd. PUF 2012, p. 136
2 Chapitre 26 du Tao Te King - Lao Tseu, traduction de Stephen Mitchell 1988, Synchronique Editions 20083 Chapitre 27 du Tao Te King – Lao Tseu, op. cit.
4 André Breton, Le révolver aux cheveux blancs, éd. Des Cahiers Libres, 1932, p.122
5 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit. p. 169
6 https://www.facebook.com/isabellepellegrinicirca/