Translater le sensible
Impermanence
Le travail plastique d’Eve Pietruschi appelle un champ lexical qui relève de la poésie. Il y est question d’apparitions paysagères impalpables et de disparitions d’architectures incertaines, de lieux brumeux à l’orée de la ville entre l’usine désaffectée et la serre à l’abandon, de silences et de murmures, d’oublis et de traces mnésiques persistantes. Tout dans cet univers évanescent relève du déplacement à commencer par les différents savoir-faire que convoque la jeune artiste et dans lesquels elle se meut avec grâce.
Si le point de départ de ces modernes vedute est la pratique régulière mais souterraine de la photographie, leur moteur en est le voyage. Ainsi, au fil des espaces qu’elle arpente, Eve Pietruschi enregistre des images qui ne feront jamais l’objet de tirages photographiques destinés à l’exposition. Étape transitoire d’un travail complexe, ces photographies sont ensuite transférées par le biais d’un processus chimique sur des supports tels que le papier ou le verre où elles sont retravaillées comme de véritables dessins. Là, sur la surface laiteuse de beaux papiers ou dans la transparence de plaques de verre, elles se donnent à voir par bribes à travers le brouillard irrégulier du pigment. Le processus du dessin étant entendu ici plutôt comme un espace de l’effacement et de la perte que de l’ajout, il arrive que ces images se dématérialisent au point d’osciller vers l’abstraction.
L’artiste œuvrant essentiellement par déplacements successifs, il n’est pas rare non plus qu’elles se déploient en trois dimensions et confinent avec la sculpture. Le principe d’équivalence énoncé par Eve Pietruschi dans sa pratique pourrait être formulé ainsi : une photographie est un dessin est une sculpture. Du dessin, l’artiste retient la formidable capacité du médium à suggérer l’espace. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que le blanc de la réserve du papier vienne jouer un rôle central dans ses compositions. De la sculpture, elle retient la notion de structure qu’elle applique à des volumes en bois ou en métal, pareils à des pliages de papier qui auraient été amplifiés, et dans lesquels elle fait intervenir là aussi le vide. Inversement donc : une sculpture est un dessin. Or c’est bien sous l’appellation de dessin que la jeune artiste désigne son champ d’intervention. On se souvient que Bernd et Hilla Becher obtinrent le grand prix de sculpture à la Biennale de Venise en 1990 avec leur travail photographique de recensement des sites industriels de la Ruhr en voie d’obsolescence.
Désubstantialisations
Mais que voit-on exactement lorsque l’on regarde un dessin d’Eve Pietruschi ? Des architectures industrielles, des paysages en friche, des reliefs montagneux ou des routes désertes se déroulant à perte de vue... Difficile à dire tant ces images s’emploient à disparaître au moment même où l’on pensait les tenir. Si l’on croit reconnaître dans certains dessins les typologies de bâtiments industriels immortalisés par les Becher, l’objectivité n’est certes pas leur finalité première. La périphérie urbaine et le terrain vague reviennent ici sous la forme de réminiscences vaporeuses et lointaines qui relèvent autant du déjà-vu que du rêve. À la fois passées et non advenues, ces images mentales fragmentaires sont du ressort d’une temporalité trouble que l’on pourrait identifier comme un futur antérieur. Elles nous transportent au sein de paysages dont les ruines industrielles envahies par une végétation foisonnante réactivent le vieux débat nature / culture. Si le registre dans lequel elles s’originent est bien celui de l’esthétique du Sublime telle qu’elle a été théorisée par Edmund Burke au XVIIIe siècle, leur nature romantique est mise à distance et dédramatisée. Nimbée de subjectivité et mitée par l’oubli, cette archéologie du futur ne dicte ni la terreur ni l’enchantement de l’homme devant les spectacles naturels grandioses, elle propose au contraire un usage du paysage purement intime. Il s’agit de reconstruire une nouvelle relation au monde qui nous entoure, de prendre le temps de la marche et de faire une expérience simple et directe de la nature pour en restituer les sensations.
Or les sensations sont labiles et, du paysage parcouru, il ne reste que des fragments silencieux, presque indicibles. Comme les rêves, elles nous parviennent dans le désordre, par morceaux et tendent à s’effacer à mesure que le temps passe. Lorsqu’ils ne s’évanouissent pas derrière un geste de gommage ou, inversement, un crayonnage flamboyant, les paysages enregistrés par Eve Pietruschi peuvent être oblitérés par la silhouette mate et frontale d’un édifice dans l’ombre ou par l’irruption de plans abstraits qui arrêtent net le mouvement de projection du regard. Comme dans la production onirique encore, il est difficile de revenir avec exactitude sur les lieux du passé et de les atteindre, tout semble vouloir nous en détourner. La construction de l’espace perspectif traditionnel est également mise en échec dans les dessins de l’artiste par le recours à une perspective intuitive, de type atmosphérique, dans laquelle différents plans flottants sont articulés par de fugitives juxtapositions.
La concomitance entre ces multiples régimes de représentation induit la collusion de références artistiques hétérogènes qui rendent plausibles, par exemple, la rencontre entre El Lissiztky et Robert Ryman. On ne s’étonnera guère de la nature diverse des émotions qui traversent les dessins d’Eve Pietruschi, tour à tour dynamiques ou contemplatifs.
Translations
Si l’on reprend la métaphore du rêve, le travail d’Eve Pietruschi fonctionne bien par déplacement et condensation du visible. À l’espace réel parcouru, répond un espace fictif à parcourir. Alors que le premier induit l’usage du corps, le second induit celui de l’esprit. Dans cette translation du sensible, Eve Pietruschi introduit un point de vue intérieur qui rompt avec le point de vue extérieur et objectif sur le paysage et, plus largement, avec la notion de panorama. À l’intégralité du champ de vision, elle substitue un regard parcellaire sur le monde. Les glissements successifs qu’elle opère depuis la source de l’image jusqu’à la production de l’artefact, contraignent donc la pensée à effectuer une série de pas chassés. On l’a vu, du paysage réel, on passe à une empreinte photographique transférée sur papier qui se pare de tous les atours du dessin et de la peinture. Et du dessin, on parvient à la matérialisation de volumes qui se déplient avec bonheur dans l’espace d’exposition à la manière d’immenses origamis évidés en leur centre. La question de l’espace – qu’il soit matériel ou immatériel – est essentielle dans l’œuvre de l’artiste. Johana Carrier a très joliment souligné la parenté entre le travail d’Eve Pietruschi et la pratique très diversifiée d’Ed Ruscha, notamment en ce qui concerne la récurrence de la ligne d’horizon qui rattache le travail de la jeune artiste à la tradition picturale et photographique du paysage. Il importe néanmoins de souligner la verticalité des formats des dessins et des collages qui tendent à s’élever dans un mouvement qui n’est pas sans parenté avec la dimension spirituelle de la peinture depuis le Romantisme allemand du XIXe siècle jusqu’aux zip de Barnett Newman. On remarque inversement comment les sculptures tendent à se déployer dans le registre de l’horizontalité. Souvent réalisées à partir de chutes de matériaux préexistants sublimés avec une remarquable économie de gestes et de moyens, sculptures et maquettes bricolées par l’artiste prolongent physiquement l’espace mental que les travaux sur papier ouvrent. Une fois encore : une sculpture est un dessin.
Catherine Macchi
2013
Les prises de vue d’Eve Pietruschi ont néanmoins fait l’objet d’un livre d’artiste Traversée, édité en 2011 et accompagné d’un texte de Rebecca François.
Johana Carrier, « Les Palimpsestes d’Eve Pietruschi », in catalogue d’exposition Périscope, Galerie a., Nice, 12 février – 12 juin 2010.
Impermanence
Le travail plastique d’Eve Pietruschi appelle un champ lexical qui relève de la poésie. Il y est question d’apparitions paysagères impalpables et de disparitions d’architectures incertaines, de lieux brumeux à l’orée de la ville entre l’usine désaffectée et la serre à l’abandon, de silences et de murmures, d’oublis et de traces mnésiques persistantes. Tout dans cet univers évanescent relève du déplacement à commencer par les différents savoir-faire que convoque la jeune artiste et dans lesquels elle se meut avec grâce.
Si le point de départ de ces modernes vedute est la pratique régulière mais souterraine de la photographie, leur moteur en est le voyage. Ainsi, au fil des espaces qu’elle arpente, Eve Pietruschi enregistre des images qui ne feront jamais l’objet de tirages photographiques destinés à l’exposition. Étape transitoire d’un travail complexe, ces photographies sont ensuite transférées par le biais d’un processus chimique sur des supports tels que le papier ou le verre où elles sont retravaillées comme de véritables dessins. Là, sur la surface laiteuse de beaux papiers ou dans la transparence de plaques de verre, elles se donnent à voir par bribes à travers le brouillard irrégulier du pigment. Le processus du dessin étant entendu ici plutôt comme un espace de l’effacement et de la perte que de l’ajout, il arrive que ces images se dématérialisent au point d’osciller vers l’abstraction.
L’artiste œuvrant essentiellement par déplacements successifs, il n’est pas rare non plus qu’elles se déploient en trois dimensions et confinent avec la sculpture. Le principe d’équivalence énoncé par Eve Pietruschi dans sa pratique pourrait être formulé ainsi : une photographie est un dessin est une sculpture. Du dessin, l’artiste retient la formidable capacité du médium à suggérer l’espace. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que le blanc de la réserve du papier vienne jouer un rôle central dans ses compositions. De la sculpture, elle retient la notion de structure qu’elle applique à des volumes en bois ou en métal, pareils à des pliages de papier qui auraient été amplifiés, et dans lesquels elle fait intervenir là aussi le vide. Inversement donc : une sculpture est un dessin. Or c’est bien sous l’appellation de dessin que la jeune artiste désigne son champ d’intervention. On se souvient que Bernd et Hilla Becher obtinrent le grand prix de sculpture à la Biennale de Venise en 1990 avec leur travail photographique de recensement des sites industriels de la Ruhr en voie d’obsolescence.
Désubstantialisations
Mais que voit-on exactement lorsque l’on regarde un dessin d’Eve Pietruschi ? Des architectures industrielles, des paysages en friche, des reliefs montagneux ou des routes désertes se déroulant à perte de vue... Difficile à dire tant ces images s’emploient à disparaître au moment même où l’on pensait les tenir. Si l’on croit reconnaître dans certains dessins les typologies de bâtiments industriels immortalisés par les Becher, l’objectivité n’est certes pas leur finalité première. La périphérie urbaine et le terrain vague reviennent ici sous la forme de réminiscences vaporeuses et lointaines qui relèvent autant du déjà-vu que du rêve. À la fois passées et non advenues, ces images mentales fragmentaires sont du ressort d’une temporalité trouble que l’on pourrait identifier comme un futur antérieur. Elles nous transportent au sein de paysages dont les ruines industrielles envahies par une végétation foisonnante réactivent le vieux débat nature / culture. Si le registre dans lequel elles s’originent est bien celui de l’esthétique du Sublime telle qu’elle a été théorisée par Edmund Burke au XVIIIe siècle, leur nature romantique est mise à distance et dédramatisée. Nimbée de subjectivité et mitée par l’oubli, cette archéologie du futur ne dicte ni la terreur ni l’enchantement de l’homme devant les spectacles naturels grandioses, elle propose au contraire un usage du paysage purement intime. Il s’agit de reconstruire une nouvelle relation au monde qui nous entoure, de prendre le temps de la marche et de faire une expérience simple et directe de la nature pour en restituer les sensations.
Or les sensations sont labiles et, du paysage parcouru, il ne reste que des fragments silencieux, presque indicibles. Comme les rêves, elles nous parviennent dans le désordre, par morceaux et tendent à s’effacer à mesure que le temps passe. Lorsqu’ils ne s’évanouissent pas derrière un geste de gommage ou, inversement, un crayonnage flamboyant, les paysages enregistrés par Eve Pietruschi peuvent être oblitérés par la silhouette mate et frontale d’un édifice dans l’ombre ou par l’irruption de plans abstraits qui arrêtent net le mouvement de projection du regard. Comme dans la production onirique encore, il est difficile de revenir avec exactitude sur les lieux du passé et de les atteindre, tout semble vouloir nous en détourner. La construction de l’espace perspectif traditionnel est également mise en échec dans les dessins de l’artiste par le recours à une perspective intuitive, de type atmosphérique, dans laquelle différents plans flottants sont articulés par de fugitives juxtapositions.
La concomitance entre ces multiples régimes de représentation induit la collusion de références artistiques hétérogènes qui rendent plausibles, par exemple, la rencontre entre El Lissiztky et Robert Ryman. On ne s’étonnera guère de la nature diverse des émotions qui traversent les dessins d’Eve Pietruschi, tour à tour dynamiques ou contemplatifs.
Translations
Si l’on reprend la métaphore du rêve, le travail d’Eve Pietruschi fonctionne bien par déplacement et condensation du visible. À l’espace réel parcouru, répond un espace fictif à parcourir. Alors que le premier induit l’usage du corps, le second induit celui de l’esprit. Dans cette translation du sensible, Eve Pietruschi introduit un point de vue intérieur qui rompt avec le point de vue extérieur et objectif sur le paysage et, plus largement, avec la notion de panorama. À l’intégralité du champ de vision, elle substitue un regard parcellaire sur le monde. Les glissements successifs qu’elle opère depuis la source de l’image jusqu’à la production de l’artefact, contraignent donc la pensée à effectuer une série de pas chassés. On l’a vu, du paysage réel, on passe à une empreinte photographique transférée sur papier qui se pare de tous les atours du dessin et de la peinture. Et du dessin, on parvient à la matérialisation de volumes qui se déplient avec bonheur dans l’espace d’exposition à la manière d’immenses origamis évidés en leur centre. La question de l’espace – qu’il soit matériel ou immatériel – est essentielle dans l’œuvre de l’artiste. Johana Carrier a très joliment souligné la parenté entre le travail d’Eve Pietruschi et la pratique très diversifiée d’Ed Ruscha, notamment en ce qui concerne la récurrence de la ligne d’horizon qui rattache le travail de la jeune artiste à la tradition picturale et photographique du paysage. Il importe néanmoins de souligner la verticalité des formats des dessins et des collages qui tendent à s’élever dans un mouvement qui n’est pas sans parenté avec la dimension spirituelle de la peinture depuis le Romantisme allemand du XIXe siècle jusqu’aux zip de Barnett Newman. On remarque inversement comment les sculptures tendent à se déployer dans le registre de l’horizontalité. Souvent réalisées à partir de chutes de matériaux préexistants sublimés avec une remarquable économie de gestes et de moyens, sculptures et maquettes bricolées par l’artiste prolongent physiquement l’espace mental que les travaux sur papier ouvrent. Une fois encore : une sculpture est un dessin.
Catherine Macchi
2013
Les prises de vue d’Eve Pietruschi ont néanmoins fait l’objet d’un livre d’artiste Traversée, édité en 2011 et accompagné d’un texte de Rebecca François.
Johana Carrier, « Les Palimpsestes d’Eve Pietruschi », in catalogue d’exposition Périscope, Galerie a., Nice, 12 février – 12 juin 2010.