Les Palimpsestes d’Eve Pietruschi
« I’m a victim of the horizontal line and the landscape,
which is almost one and the same to me »
Ed Ruscha, 1988 [1]
Être « une victime de la ligne horizontale et du paysage », les deux se confondant ; c’est dans sa dimension d’équivalence au paysage qu’Ed Ruscha définit son rapport à l’horizontalité. Lorsque l’on parle avec Eve Pietruschi de son propre travail, l’artiste américain est une référence qu’elle convoque très vite, pour son lien au paysage et ses cadrages si particuliers. Peut-être aussi parce la pratique de Ruscha dans son ensemble – les photographies, les peintures, les films, etc. – semble avoir trait aux problématiques premières du dessin, élargies à d’autres pratiques, à savoir la composition, la perspective, le plan, la lumière, le cadre, etc. De son côté, si Eve Pietruschi considère son travail comme du dessin – qu’il prenne forme en deux ou en trois dimensions –, elle semble chercher à dépasser le système de représentation communément et historiquement envisagé pour ce médium. Aux aspects cités précédemment à propos d’Ed Ruscha, il convient, afin de parler de la jeune artiste, d’ajouter des questionnements sur le papier, le geste, l’articulation des lignes et des aplats, le passage du plan au volume.
La série Les Sensibles, initiée en 2009, est composée à ce jour de six dessins abstraits au fusain sur papier et de deux collages, sur lesquels nous reviendrons. À la vue des dessins, on peut imaginer de délicats paysages atmosphériques, des fumées, des nuages et des nuées, parfois rehaussés d’un reflet orange fluorescent. Les outils n’ont, eux, rien de subtil : les traces de matière sont réalisées à l’aide d’un balais qui traîne la poudre de fusain sur la feuille, et les formes blanches en retrait – qui rappellent le sfumato cher aux peintres de la Renaissance – sont dessinées à la gomme. Quant aux papiers orange fluorescent, ce sont des chutes récupérées par l’artiste dans l’atelier d’encadrement où elle travaille ; ils sont apposés retournés, le reflet faisant surgir la couleur et générant la lumière. Aux traces laissées par le balais – qui s’apparentent d’ailleurs à celles que peuvent faire un pinceau ou une brosse –, répond le travail d’effacement de la matière. Les noirs et tout l’éventail des gris qu’ils génèrent permettent la mise au jour de la forme en retrait. Ils jouent le rôle de révélateurs de la lumière naissant du papier même et permettent tout un jeu de passages, de lignes et de vibrations.
Plate-forme (2007) nous met en présence d’un objet considéré comme un dessin, dans sa légende même : « dessin / technique mixte sur bois ». Il s’agit d’une surface plane, présentée au sol et surmontée, ayant une certaine épaisseur, dont le titre évoque la fonction tout en décryptant sa forme. Elle redouble le sol et représente un pendant horizontal et en volume des Sensibles. Nous sommes dans un rapport de projection entre les dessins et les collages, et la matérialisation d’une forme possible où l’horizontalité et la ligne sont prégnantes, leur articulation formant la matière de l’œuvre. Ici encore, un paysage émerge des tâches apparaissant sur la surface peinte en gris. La face cachée et une tranche sont peintes en orange fluorescent, couleur décidément quasi invisible. Elle apparaît par son reflet au sol, alors que la tranche ne peut que suggérer sa présence. Réminiscence des marquages et autres traces-repères trouvés sur les chantiers, elle en épouse le caractère brut.
Le geste d’effacement revient dans les trois œuvres intitulées Espace observé (2009), des impressions retouchées au solvant. Au gré de ses déplacements, Eve Pietruschi prend des photographies de friches et autres zones industrielles, qu’elle retouche sur un logiciel de traitement d’image et imprime au jet d’encre sur papier photographique, pour les travailler au solvant. Elle commence par voir et par sélectionner l’image à travers l’objectif photographique puis l’outil informatique ; le geste devient ensuite celui de la décomposition de l’image et, dans le même mouvement, celui de sa reconstitution. Le solvant, produit industriel agressif, abrasif puissant, est appliqué à une image qui représente elle-même le milieu industriel, mais la tautologie semble fortuite et nous ne nous y arrêterons pas plus. Le geste, lui aussi puissant, fonctionne à deux niveaux : l’un, incontrôlé, est lié à l’action de dissolution de l’image opérée par le solvant ; l’autre est le mouvement réalisé par l’artiste pour distordre l’image, l’évider de sa matière et la rendre abstraite. Bâtiments, formes, lignes, horizontalité, précision, tout est détruit pour être reconstruit.
Les pièces intitulées Report (2009) procèdent d’un mouvement similaire : sur ces transferts d’encre sur verre et sur aluminium, la transparence opaque a pour fonction de révéler et d’abstractiser une forme tout à la fois. Si dans Les Sensibles le geste faisait apparaître la forme, c’est ici la figuration qui tend justement à disparaître, ou du moins à être simplifiée, rendue indicielle de formes industrielles banales. L’intérêt porte sur le geste, pour lequel l’emploi d’un produit comme le solvant n’est pas anodin, geste de saccage d’une image existante, d’une représentation trop affirmée, sur une image et un support – la photographie – qui donneraient trop à voir.
Le passage du plan au volume est amorcé avec les Structures 1 et 2 (2009) et la série des Partitions (2009). Les premières sont des collages de dessins en perspective de volumes déployés. Il est intéressant de noter qu’elles font partie de la série Les Sensibles, dont les autres pièces sont réalisées au fusain, dans une veine vaporeuse, voire évanescente. Les Structures au contraire ont une certaine technicité, une précision, tout du moins en apparence. Elles restent énigmatiques dans l’illusion d’optique qu’elles génèrent. Est-ce deux formes distinctes ou la même structure vue depuis deux angles différents ? Leur singularité au sein de la série n’est que feinte : que se passerait-il si nous effacions, brouillions, étalions leur surface ? Nous arriverions probablement à une image proche des dessins au fusain. Et vice versa, les formes abstraites des dessins pourraient devenir tangibles. Au-delà de ces rapports de formes, le collage représente un lien entre la surface plane du papier et la troisième dimension, vers laquelle Eve Pietruschi se dirige avec les Partitions. Il s’agit de pliages de papiers, à la texture et à la densité importantes. À partir d’une feuille, elle réalise un travail proche du bas-relief, où la face devient volume, articulé par des angles et des lignes. L’infinie étendue de la feuille de papier est rompue, comme si la matière, par la multiplication des pans, se mettait en branle pour devenir objet. L’amorce d’une mutation...
Avec Process (2010), on pourrait dire que l’artiste passe à l’acte, au volume, à la forme construite et à toutes ses implications géométriques, architecturales et angulaires. Il s’agit d’une table, à la fois sculpture et espace de documentation, objet fonctionnel qui, si la forme s’en éloigne, n’est pas sans rappeler les objets scéniques de Guy de Cointet et l’activation nécessaire à leur sens. Cette table, réduite à sa plus simple expression, apparaît comme une version complexe des Structures et des Partitions. Sa structure-squelette est révélée, avec un pied en forme de tréteaux déployés, dont certaines tranches sont peintes en orange fluorescent, couleur résolument fil rouge. Le volume trouve son origine dans le dessin, bien au-delà des études et croquis nécessaires à sa réalisation. Cette œuvre est un condensé des recherches graphiques d’Eve Pietruschi, matérialisées par une table qui finalement s’apparente, par ses formes mêmes, à un dessin. Le dessin dans le volume et le volume dans le dessin ne font plus qu’un, comme si elle se jouait de l’un et de l’autre, sans favoritisme ni exclusion.
Pour qualifier son travail, Eve Pietruschi parle d’une recherche d’horizontalité qui « se heurte à la ligne[2] ». Elle résume ainsi bien la tension mise en œuvre, à l’image de la rugosité des procédés employés. Cette tension prend forme aussi bien dans l’action que dans les matériaux et les outils utilisés, qui contrastent avec la délicatesse et la sensibilité des œuvres. Sans aller jusqu’à invoquer le dessin à l’aveugle, les gestes soulèvent la question du hasard et partant, celle, plus stimulante, de l’autonomie accordée au matériau lui-même, à la perte de contrôle de la main de l’artiste, qui gagne ainsi sa liberté.
Johana Carrier, janvier 2010
______
NOTES :
[1] « Je suis une victime de la ligne horizontale et du paysage, qui ne sont quasiment pour moi qu’une seule et même chose » ; Ed Ruscha, cité par John Beardsley dans « Edward Ruscha », essai paru dans le catalogue de l’exposition Visions of America: Landscape as Metaphor in the Late Twentieth Century, Denver Art Museum et Columbus Museum of Art, New York, Harry N. Abrams, 1994, p. 164.
[2] Eve Pietruschi, lors d’un entretien avec l’auteur, La Trinité, décembre 2009.
« I’m a victim of the horizontal line and the landscape,
which is almost one and the same to me »
Ed Ruscha, 1988 [1]
Être « une victime de la ligne horizontale et du paysage », les deux se confondant ; c’est dans sa dimension d’équivalence au paysage qu’Ed Ruscha définit son rapport à l’horizontalité. Lorsque l’on parle avec Eve Pietruschi de son propre travail, l’artiste américain est une référence qu’elle convoque très vite, pour son lien au paysage et ses cadrages si particuliers. Peut-être aussi parce la pratique de Ruscha dans son ensemble – les photographies, les peintures, les films, etc. – semble avoir trait aux problématiques premières du dessin, élargies à d’autres pratiques, à savoir la composition, la perspective, le plan, la lumière, le cadre, etc. De son côté, si Eve Pietruschi considère son travail comme du dessin – qu’il prenne forme en deux ou en trois dimensions –, elle semble chercher à dépasser le système de représentation communément et historiquement envisagé pour ce médium. Aux aspects cités précédemment à propos d’Ed Ruscha, il convient, afin de parler de la jeune artiste, d’ajouter des questionnements sur le papier, le geste, l’articulation des lignes et des aplats, le passage du plan au volume.
La série Les Sensibles, initiée en 2009, est composée à ce jour de six dessins abstraits au fusain sur papier et de deux collages, sur lesquels nous reviendrons. À la vue des dessins, on peut imaginer de délicats paysages atmosphériques, des fumées, des nuages et des nuées, parfois rehaussés d’un reflet orange fluorescent. Les outils n’ont, eux, rien de subtil : les traces de matière sont réalisées à l’aide d’un balais qui traîne la poudre de fusain sur la feuille, et les formes blanches en retrait – qui rappellent le sfumato cher aux peintres de la Renaissance – sont dessinées à la gomme. Quant aux papiers orange fluorescent, ce sont des chutes récupérées par l’artiste dans l’atelier d’encadrement où elle travaille ; ils sont apposés retournés, le reflet faisant surgir la couleur et générant la lumière. Aux traces laissées par le balais – qui s’apparentent d’ailleurs à celles que peuvent faire un pinceau ou une brosse –, répond le travail d’effacement de la matière. Les noirs et tout l’éventail des gris qu’ils génèrent permettent la mise au jour de la forme en retrait. Ils jouent le rôle de révélateurs de la lumière naissant du papier même et permettent tout un jeu de passages, de lignes et de vibrations.
Plate-forme (2007) nous met en présence d’un objet considéré comme un dessin, dans sa légende même : « dessin / technique mixte sur bois ». Il s’agit d’une surface plane, présentée au sol et surmontée, ayant une certaine épaisseur, dont le titre évoque la fonction tout en décryptant sa forme. Elle redouble le sol et représente un pendant horizontal et en volume des Sensibles. Nous sommes dans un rapport de projection entre les dessins et les collages, et la matérialisation d’une forme possible où l’horizontalité et la ligne sont prégnantes, leur articulation formant la matière de l’œuvre. Ici encore, un paysage émerge des tâches apparaissant sur la surface peinte en gris. La face cachée et une tranche sont peintes en orange fluorescent, couleur décidément quasi invisible. Elle apparaît par son reflet au sol, alors que la tranche ne peut que suggérer sa présence. Réminiscence des marquages et autres traces-repères trouvés sur les chantiers, elle en épouse le caractère brut.
Le geste d’effacement revient dans les trois œuvres intitulées Espace observé (2009), des impressions retouchées au solvant. Au gré de ses déplacements, Eve Pietruschi prend des photographies de friches et autres zones industrielles, qu’elle retouche sur un logiciel de traitement d’image et imprime au jet d’encre sur papier photographique, pour les travailler au solvant. Elle commence par voir et par sélectionner l’image à travers l’objectif photographique puis l’outil informatique ; le geste devient ensuite celui de la décomposition de l’image et, dans le même mouvement, celui de sa reconstitution. Le solvant, produit industriel agressif, abrasif puissant, est appliqué à une image qui représente elle-même le milieu industriel, mais la tautologie semble fortuite et nous ne nous y arrêterons pas plus. Le geste, lui aussi puissant, fonctionne à deux niveaux : l’un, incontrôlé, est lié à l’action de dissolution de l’image opérée par le solvant ; l’autre est le mouvement réalisé par l’artiste pour distordre l’image, l’évider de sa matière et la rendre abstraite. Bâtiments, formes, lignes, horizontalité, précision, tout est détruit pour être reconstruit.
Les pièces intitulées Report (2009) procèdent d’un mouvement similaire : sur ces transferts d’encre sur verre et sur aluminium, la transparence opaque a pour fonction de révéler et d’abstractiser une forme tout à la fois. Si dans Les Sensibles le geste faisait apparaître la forme, c’est ici la figuration qui tend justement à disparaître, ou du moins à être simplifiée, rendue indicielle de formes industrielles banales. L’intérêt porte sur le geste, pour lequel l’emploi d’un produit comme le solvant n’est pas anodin, geste de saccage d’une image existante, d’une représentation trop affirmée, sur une image et un support – la photographie – qui donneraient trop à voir.
Le passage du plan au volume est amorcé avec les Structures 1 et 2 (2009) et la série des Partitions (2009). Les premières sont des collages de dessins en perspective de volumes déployés. Il est intéressant de noter qu’elles font partie de la série Les Sensibles, dont les autres pièces sont réalisées au fusain, dans une veine vaporeuse, voire évanescente. Les Structures au contraire ont une certaine technicité, une précision, tout du moins en apparence. Elles restent énigmatiques dans l’illusion d’optique qu’elles génèrent. Est-ce deux formes distinctes ou la même structure vue depuis deux angles différents ? Leur singularité au sein de la série n’est que feinte : que se passerait-il si nous effacions, brouillions, étalions leur surface ? Nous arriverions probablement à une image proche des dessins au fusain. Et vice versa, les formes abstraites des dessins pourraient devenir tangibles. Au-delà de ces rapports de formes, le collage représente un lien entre la surface plane du papier et la troisième dimension, vers laquelle Eve Pietruschi se dirige avec les Partitions. Il s’agit de pliages de papiers, à la texture et à la densité importantes. À partir d’une feuille, elle réalise un travail proche du bas-relief, où la face devient volume, articulé par des angles et des lignes. L’infinie étendue de la feuille de papier est rompue, comme si la matière, par la multiplication des pans, se mettait en branle pour devenir objet. L’amorce d’une mutation...
Avec Process (2010), on pourrait dire que l’artiste passe à l’acte, au volume, à la forme construite et à toutes ses implications géométriques, architecturales et angulaires. Il s’agit d’une table, à la fois sculpture et espace de documentation, objet fonctionnel qui, si la forme s’en éloigne, n’est pas sans rappeler les objets scéniques de Guy de Cointet et l’activation nécessaire à leur sens. Cette table, réduite à sa plus simple expression, apparaît comme une version complexe des Structures et des Partitions. Sa structure-squelette est révélée, avec un pied en forme de tréteaux déployés, dont certaines tranches sont peintes en orange fluorescent, couleur résolument fil rouge. Le volume trouve son origine dans le dessin, bien au-delà des études et croquis nécessaires à sa réalisation. Cette œuvre est un condensé des recherches graphiques d’Eve Pietruschi, matérialisées par une table qui finalement s’apparente, par ses formes mêmes, à un dessin. Le dessin dans le volume et le volume dans le dessin ne font plus qu’un, comme si elle se jouait de l’un et de l’autre, sans favoritisme ni exclusion.
Pour qualifier son travail, Eve Pietruschi parle d’une recherche d’horizontalité qui « se heurte à la ligne[2] ». Elle résume ainsi bien la tension mise en œuvre, à l’image de la rugosité des procédés employés. Cette tension prend forme aussi bien dans l’action que dans les matériaux et les outils utilisés, qui contrastent avec la délicatesse et la sensibilité des œuvres. Sans aller jusqu’à invoquer le dessin à l’aveugle, les gestes soulèvent la question du hasard et partant, celle, plus stimulante, de l’autonomie accordée au matériau lui-même, à la perte de contrôle de la main de l’artiste, qui gagne ainsi sa liberté.
Johana Carrier, janvier 2010
______
NOTES :
[1] « Je suis une victime de la ligne horizontale et du paysage, qui ne sont quasiment pour moi qu’une seule et même chose » ; Ed Ruscha, cité par John Beardsley dans « Edward Ruscha », essai paru dans le catalogue de l’exposition Visions of America: Landscape as Metaphor in the Late Twentieth Century, Denver Art Museum et Columbus Museum of Art, New York, Harry N. Abrams, 1994, p. 164.
[2] Eve Pietruschi, lors d’un entretien avec l’auteur, La Trinité, décembre 2009.