Ève Pietruschi expérimente les rapports fragiles entre
le dessin et l’espace. De subtiles zones de condensation
réalisées au fusain, crayons de couleur, encre ou
pigment pur entrent en résonance avec des reports
photographiques d’architectures délaissées ou de végétaux
et de paysages sans qualité, capturés au grès de ces
pérégrinations. Déposés délicatement sur le papier,
ces souvenirs annotés se répondent par écho. Certains
dispositifs sont comme projetées en trois dimensions.
Modules, structures, maquettes, installations, dessins
et tentures construisent un territoire fragmentaire basé
sur la mémoire et le déplacement. Avec l’exposition
fragile inconstance des choses présentée à la galerie
de la plateforme de création PapelArt à Paris, Ève
Pietruschi crée un espace dans un espace, à partir d’une
surabondance de dessins sur papier non encadrés, une
sorte de non-lieu,un interstice, où se croisent tous les
possibles, une hétérotopie1 à arpenter et partager.
1 Hétérotopie : du grec, topos, lieu et hétéro, autre.
Richard Serra, Ma réponse à Kyoto, Fage éd., Paris, 2008.
Eve Pietruschi, en conversation avec Rébecca
François : bribes de phrases captées ici et là
au sujet de l’exposition fragile inconstance
des choses à PapelArt du 20 février au 28 mars
2015.
Rébecca François : Il est superbe ce nouveau
dessin d’ombre.
Ève Pietruschi : Je pense le présenter en vitrine
à PapelArt. Il s’agit d’un report d’une ombre
photographiée au Castello di Rivoli à Turin
retravaillée par la pratique du dessin. Il
fait suite aux ombres captées au Couvent de la
Tourette de Le Corbusier et d’autres, notamment
présentées dans la serre lors de l’exposition
Entractes ou îlots de fiction à Nice en 2013. Ce
dessin d’ombre sera disposé, seul, avec un extrait
du livre de Roberto Peregalli, Les lieux et la
poussière : sur la beauté de l’imperfection2 que
je viens de finir et qui complète mes lectures sur
le rapport au paysage et à la lenteur initiées
avec Pierre Sansot, notamment. Favoriser la
flânerie, regarder les petits riens qui disent
tout, respecter les moments de silence, c’est
aussi ce qui est à l’oeuvre dans le dessin. Cette
proposition épurée et évasive (un dessin, une
citation) fonctionnera comme une invitation à
expérimenter la fragile inconstance des choses,
de notre mémoire, du silence.
2 Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière : sur la beauté de
l’imperfection, Arléa, Paris, 2012.
R. F. : Tu exposes seulement des oeuvres sur papier non encadrées.
Pourquoi ce choix ?
E. P. : L’espace de la galerie est très intime ; il ne s’appréhende
pas d’un seul regard ; il est fait de coins et de recoins. C’est
un espace où le regard peut rebondir d’un temps à un autre. Les
dessins permettent de créer un espace dans un espace existant,
un non-lieu propice à l’évasion lente et vaporeuse, à partir
de bribes de mémoire. La constellation de dessins de différents
formats et techniques permet une construction de l’espace qui
m’est personnelle et que chacun appréhende différemment avec ses
propres souvenirs. Un ensemble de dessins est un dessin, est une
installation.
Les dessins non encadrés simplement épinglés traduisent cette
fragilité précaire des choses et du monde. Certains dessins
seront accrochés très haut, d’autres très bas de façon à créer
une partition incomplète. À un détour, un dessin de plus grandes
dimensions répondra à une composition de dessins de petits
formats. Notre capacité à voir engage le déplacement ainsi que
le souvenir.
R.F. : Cette proposition prolonge l’installation
réalisée à la maison abandonnée [Villa Cameline]
à Nice pour le projet des autostoppeuses3 où
tu avais disposé une multitude de dessins de
petits formats dans une toute petite chambre
aux murs vieillis, empreints de mémoire, et
installé un fauteuil très confortable pour
inviter le spectateur à s’évader en s’asseyant
simplement. La chambre était éclairée par la
lumière du jour et le soir par une petite lampe.
Ces propositions peuvent-elles se lire comme
une réflexion sur l’espace même d’exposition ?
E.P. : C’est plutôt l’envie de créer un espace
qui serait hors du temps, où l’on peut se
reposer, appréhender l’espace dans la durée,
avec des zones denses, des moments de silence,
des points de vue différents. Je me sens proche
des écrits de Donald Judd quand il qualifie les
« conditions dans lesquelles on voit les oeuvres
dans les musées » de « lamentables » et dit
qu’ « Il n’y a pas d’espace, pas d’intimité,
nulle part où s’asseoir ou se coucher, on ne
peut ni boire, ni manger, ni penser, ni vivre.
Ce n’est qu’une présentation. Ce n’est que de
l’information. »4
3 Les autostoppeuses est un projet expérimental, ou plutôt une aventure
humaine, mené par l’artiste et la critique d’art/commissaire d’exposition
depuis 2014. Il est basé sur les rencontres aléatoires et le
lâcher-prise. Chaque stop donne lieu à un projet spécifique qui peut
prendre différentes formes curatoriales (expositions, éditions, espaces
de dialogue ou écrits). Les autostoppeuses militent pour la collaboration
et préfèrent le trajet à la destination. Vous pouvez suivre le
processus de cette aventure ou leur proposer un stop sur www.lesautostoppeuses.
com.
4 Donald Judd, Écrits 1963-1990, galerie Lelong, Paris, 1991.
S’asseoir, prendre le temps d’observer le
dialogue entre les choses, voir se former des
correspondances, écouter le vide et le silence.
R.F. : J’ai hâte de découvrir cela. A côté des
reports photographiques de bâtiments délaissés
qui portent la trace d’un travail agricole ou
industriel, comme les friches et les serres
désertées, tu as récemment développé une nouvelle
série de dessins sur les végétaux. Tout cela
est intimement connecté et va interagir dans
fragile inconstance des choses.
EP : J’avais envie de dévier de l’architecture
et des images que j’utilise habituellement
pour aller vers les végétaux. J’ai démarré
avec les plantes grasses par intérêt pour
leurs formes. Dans cette série, il n’y a pas
de constructions architecturales, mais il y a
toujours la construction du dessin, à moins que
ce soient les plantes grasses qui deviennent des
architectures. J’aime cette ambivalence. Au gré
des déambulations, les oeuvres se répondront par
ricochets. La vue d’ensemble laisse place à une
perception fragmentaire, non pas statique mais
mobile, jouant sur la persistance rétinienne et
le souvenir. Une couleur, une architecture, un
vide ou un horizon, correspondent. La mémoire
n’est pas intégrale, elle revient par fragments
épars, dans certaines circonstances, dans des
espaces-temps différents, elle lie le passé, le
présent et le futur. J’aimerai publier deux
autres extraits du livre de Roberto Peregalli,
Les lieux et la poussière : sur la beauté de
l’imperfection1, dans notre entretien .
le dessin et l’espace. De subtiles zones de condensation
réalisées au fusain, crayons de couleur, encre ou
pigment pur entrent en résonance avec des reports
photographiques d’architectures délaissées ou de végétaux
et de paysages sans qualité, capturés au grès de ces
pérégrinations. Déposés délicatement sur le papier,
ces souvenirs annotés se répondent par écho. Certains
dispositifs sont comme projetées en trois dimensions.
Modules, structures, maquettes, installations, dessins
et tentures construisent un territoire fragmentaire basé
sur la mémoire et le déplacement. Avec l’exposition
fragile inconstance des choses présentée à la galerie
de la plateforme de création PapelArt à Paris, Ève
Pietruschi crée un espace dans un espace, à partir d’une
surabondance de dessins sur papier non encadrés, une
sorte de non-lieu,un interstice, où se croisent tous les
possibles, une hétérotopie1 à arpenter et partager.
1 Hétérotopie : du grec, topos, lieu et hétéro, autre.
Richard Serra, Ma réponse à Kyoto, Fage éd., Paris, 2008.
Eve Pietruschi, en conversation avec Rébecca
François : bribes de phrases captées ici et là
au sujet de l’exposition fragile inconstance
des choses à PapelArt du 20 février au 28 mars
2015.
Rébecca François : Il est superbe ce nouveau
dessin d’ombre.
Ève Pietruschi : Je pense le présenter en vitrine
à PapelArt. Il s’agit d’un report d’une ombre
photographiée au Castello di Rivoli à Turin
retravaillée par la pratique du dessin. Il
fait suite aux ombres captées au Couvent de la
Tourette de Le Corbusier et d’autres, notamment
présentées dans la serre lors de l’exposition
Entractes ou îlots de fiction à Nice en 2013. Ce
dessin d’ombre sera disposé, seul, avec un extrait
du livre de Roberto Peregalli, Les lieux et la
poussière : sur la beauté de l’imperfection2 que
je viens de finir et qui complète mes lectures sur
le rapport au paysage et à la lenteur initiées
avec Pierre Sansot, notamment. Favoriser la
flânerie, regarder les petits riens qui disent
tout, respecter les moments de silence, c’est
aussi ce qui est à l’oeuvre dans le dessin. Cette
proposition épurée et évasive (un dessin, une
citation) fonctionnera comme une invitation à
expérimenter la fragile inconstance des choses,
de notre mémoire, du silence.
2 Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière : sur la beauté de
l’imperfection, Arléa, Paris, 2012.
R. F. : Tu exposes seulement des oeuvres sur papier non encadrées.
Pourquoi ce choix ?
E. P. : L’espace de la galerie est très intime ; il ne s’appréhende
pas d’un seul regard ; il est fait de coins et de recoins. C’est
un espace où le regard peut rebondir d’un temps à un autre. Les
dessins permettent de créer un espace dans un espace existant,
un non-lieu propice à l’évasion lente et vaporeuse, à partir
de bribes de mémoire. La constellation de dessins de différents
formats et techniques permet une construction de l’espace qui
m’est personnelle et que chacun appréhende différemment avec ses
propres souvenirs. Un ensemble de dessins est un dessin, est une
installation.
Les dessins non encadrés simplement épinglés traduisent cette
fragilité précaire des choses et du monde. Certains dessins
seront accrochés très haut, d’autres très bas de façon à créer
une partition incomplète. À un détour, un dessin de plus grandes
dimensions répondra à une composition de dessins de petits
formats. Notre capacité à voir engage le déplacement ainsi que
le souvenir.
R.F. : Cette proposition prolonge l’installation
réalisée à la maison abandonnée [Villa Cameline]
à Nice pour le projet des autostoppeuses3 où
tu avais disposé une multitude de dessins de
petits formats dans une toute petite chambre
aux murs vieillis, empreints de mémoire, et
installé un fauteuil très confortable pour
inviter le spectateur à s’évader en s’asseyant
simplement. La chambre était éclairée par la
lumière du jour et le soir par une petite lampe.
Ces propositions peuvent-elles se lire comme
une réflexion sur l’espace même d’exposition ?
E.P. : C’est plutôt l’envie de créer un espace
qui serait hors du temps, où l’on peut se
reposer, appréhender l’espace dans la durée,
avec des zones denses, des moments de silence,
des points de vue différents. Je me sens proche
des écrits de Donald Judd quand il qualifie les
« conditions dans lesquelles on voit les oeuvres
dans les musées » de « lamentables » et dit
qu’ « Il n’y a pas d’espace, pas d’intimité,
nulle part où s’asseoir ou se coucher, on ne
peut ni boire, ni manger, ni penser, ni vivre.
Ce n’est qu’une présentation. Ce n’est que de
l’information. »4
3 Les autostoppeuses est un projet expérimental, ou plutôt une aventure
humaine, mené par l’artiste et la critique d’art/commissaire d’exposition
depuis 2014. Il est basé sur les rencontres aléatoires et le
lâcher-prise. Chaque stop donne lieu à un projet spécifique qui peut
prendre différentes formes curatoriales (expositions, éditions, espaces
de dialogue ou écrits). Les autostoppeuses militent pour la collaboration
et préfèrent le trajet à la destination. Vous pouvez suivre le
processus de cette aventure ou leur proposer un stop sur www.lesautostoppeuses.
com.
4 Donald Judd, Écrits 1963-1990, galerie Lelong, Paris, 1991.
S’asseoir, prendre le temps d’observer le
dialogue entre les choses, voir se former des
correspondances, écouter le vide et le silence.
R.F. : J’ai hâte de découvrir cela. A côté des
reports photographiques de bâtiments délaissés
qui portent la trace d’un travail agricole ou
industriel, comme les friches et les serres
désertées, tu as récemment développé une nouvelle
série de dessins sur les végétaux. Tout cela
est intimement connecté et va interagir dans
fragile inconstance des choses.
EP : J’avais envie de dévier de l’architecture
et des images que j’utilise habituellement
pour aller vers les végétaux. J’ai démarré
avec les plantes grasses par intérêt pour
leurs formes. Dans cette série, il n’y a pas
de constructions architecturales, mais il y a
toujours la construction du dessin, à moins que
ce soient les plantes grasses qui deviennent des
architectures. J’aime cette ambivalence. Au gré
des déambulations, les oeuvres se répondront par
ricochets. La vue d’ensemble laisse place à une
perception fragmentaire, non pas statique mais
mobile, jouant sur la persistance rétinienne et
le souvenir. Une couleur, une architecture, un
vide ou un horizon, correspondent. La mémoire
n’est pas intégrale, elle revient par fragments
épars, dans certaines circonstances, dans des
espaces-temps différents, elle lie le passé, le
présent et le futur. J’aimerai publier deux
autres extraits du livre de Roberto Peregalli,
Les lieux et la poussière : sur la beauté de
l’imperfection1, dans notre entretien .